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Mordant
 
Mordant est une newsletter hebdomadaire qui interroge la société par le biais de la bouffe — et vice-versa. C'est le fruit d’un travail journalistique indépendant. La manière la plus concrète de le soutenir est de faire tinter le bocal à pourboires. C’est ça, ici.
 
Y aller avec les dents
 
J'avais seize ans. C'était mon premier boulot et son odeur me suivait partout — un mélange de graisse brûlée et de produits détergents. Huit heures par jour derrière la caisse d'un Quick, à empiler les Giants sur les plateaux rouges et les nuggets dans des sacs en papier — toujours trois ou quatre de plus pour les copains, et un milkshake aussi, tiens. À la pause,  la poche gonflée des sept euros journaliers accordés par la chaîne pour déjeuner, je passais de l'autre côté du comptoir et commandais un ou deux cheese. Une madeleine rescapée de mes années MagicBox, quand deux fois l'an, mes parents nous emmenaient au fast-food : une galette de steak haché, deux rondelles de cornichon, de l'oignon frais, un peu de ketchup, de la moutarde. Ni plus, ni moins. 

Cette semaine, je te parle de burgers et de fast-foods, de Rambo et de Jonathan Gold. C'est Mordant, édition 50.

 
©Marjan Blan/Unsplash
 
Arches d'or et château blanc
 
On les appelle les arches d'or : deux ponts de néon jaune étincelant qui signalent aux affamés à un kilomètre à la ronde le temple de la graille populaire américaine ; McDonald's. Chaque jour, 1% de la population mondiale y mange un McMuffin, un BigMac ou un sundae vanille. « Les États-Unis restent la patrie du fast-food », écrit Adam Chandler dans l'introduction de son fascinant essai Drive-thru dreams. « L'histoire de l'Amérique du 20ème siècle s'écrit dans la restauration rapide. Elle se reflète dans la folie entrepreneuriale des années 20, le trauma de la Grande Dépression, la démesure et la fanfaronnade du boom économique de l'après-guerre, la construction du système autoroutier inter-état et les éternelles questions nationales autour du temps, du travail et de la destinée individuelle ». Et de tous les fast-foods qui symbolisent la culture américaine outre-Atlantique, McDonald en est l'indétrônable porte-parole. Chez nous, le raccourci peut être vite fait : la première chaine de fast food ricaine, l'aînée chérie de l'oncle Sam, c'est McDo. Adam Chandler raconte pourtant une autre histoire, dans laquelle le succès du hamburger n'était pas écrit, loin de là.

Je te raconte. En 1906, le journaliste Upton Sinclair sort un roman social, The Jungle, et plante son décor au milieu des abattoirs sordides de Chicago, égratignant au passage durablement l'industrie naissante de la viande. Au début du 20ème siècle, la viande hachée — le bœuf surtout — n'est pas en odeur de sainteté. Personne ne veut de ces rognures de fonds d'abattoirs, vendues détaillées menues pour cacher la pourriture naissante. Dix ans après la parution du livre, un certain Walt Anderson s'acharne pourtant avec son partenaire Billy Ingram dans
un petit restaurant de Wichita à réhabiliter la bouillie de bœuf. Il la roule en boulettes, l'écrase sur une plaque brûlante, pour finir par la caler entre deux tranches de pain. Le bonhomme recherche l'équilibre parfait entre un service express et un goût optimal : sous sa forme ronde, la viande hachée reste collée au piano et met trop longtemps à cuire, mais écrasé à la spatule, le pâté se transforme en une galette juteuse et croustillante sur les bords, pour une cuisson ultra-rapide. Le Slider est né. Plus tard, les associés améliorent encore leur recette entrepreneuriale en donnant aux patties une forme carrée, ce qui leur permet de les aligner impeccablement et d'utiliser ainsi toute la surface de la plaque de cuisson. Plus, toujours plus.

 
©Nick Jenkins/Unsplash
 
Walt Anderson et Billy Ingram sont des malins, tu l'as compris. Conscients de la mauvaise réputation de la viande hachée, ils ouvrent leu cuisines aux regards inquisiteurs de la clientèle — elle est fraîche ma viande, regardez comme elle est fraîche. Les comptoirs sont en inox, les murs proprement blancs, et les partenaires poussent même leur concept hygiéniste jusqu'à nommer leur restaurant « White Castle » — un mélange de puissance et de propreté immaculée. L'adresse du Kansas fait des petits, qui adoptent tous la même recette. La chaîne est la première à standardiser sa méthode et son menu, et c'est révolutionnaire. Le burger s'industrialise, comme l'automobile, dont les lignes d'assemblage d'Henry Ford font passer le nombre de voitures américaines de 2,5 à 9 millions entre 1915 et 1920.

De son côté, White Castle passe à la viande congelée et de la tranche de pain au bun, spécialement créé pour le restaurant : il absorbe les sucs et la sauce et fait du burger le sandwich à emporter par excellence, totalement adapté à la nouvelle bougeotte des Américains. Dès 1927, les familles qui fréquentent la chaîne populaire emportent leurs Sliders dans des sacs en papier blancs, sur lesquels on retrouve le slogan de White Castle : « Selling them by the sack ». Le hamburger de White Castle est né pour la voiture et l'automobile est faite pour le burger. Et dieu sait que les États-Unis aiment les bagnoles et la fast-food.

 
Costaud comme Rambo
 
« Ça spitte ». C'est comme ça qu'on dit, à Bruxelles, quand ça grésille et ça éclabousse pour en foutre partout. La graisse détale en un million de petites explosions brûlantes sous la pression du métal et du poing. Ils disent « smash », ils auraient tout aussi bien pu dire « spitte », mais ça fait moins LA et après tout, le burger a l'accent ricain, pas bruxellois. Mais les trois gars derrière la devanture le sont, eux, de la capitale de la frite : une association de bienfaiteurs qui a déjà sévi chez Franz, Richard, Tortue, Old et Lil Boy, avant d'inaugurer la première enseigne de smash burgers du 1050. Rambo, c'est un truc de bonshommes. Ça file une patate dans la gueule, et ça amortit avec un bun brioché et gras, que t'attrapes à deux mains pour y planter les dents là, devant la porte, debout dans la rue. C'est simple comme deux et deux font quatre rondelles de cornichons, deux patties écrabouillés, du fromage fondu et des oignons crus, sauce spéciale. Ça s'avale à tour de bras, et ça finit les doigts amochés dans le pot de sauce après les frites allumettes. J'aime pas les gros durs, mais j'aime encore bien les gros burgers. Alors Rambo, c'est double portion de cœurs.

Rambo
Rue de Washington 7, Ixelles

 
©Ashley Green/Unsplash
POST-SCRIPTUM
  • Dans le film Harold et Kumar chassent le burger, les deux personnages se lancent, défoncés, à la recherche d'un restaurant White Castle. La chaîne a en effet préféré un développement modeste, et les châteaux blancs sont rares, en comparaison avec les enseignes McDonald's. Reste qu'en 2014, le Time a sacré le Slider burger le plus iconique de tous les temps.
  • Le compte @burgerdudes a une spécialité : les critiques de hamburgers à travers le monde.
  • Mustang, diners, motels : Arnaud Montagard photographie les États-Unis comme dans un rêve.
  • Jonathan Gold a commencé sa carrière de critique culinaire en s'envoyant les quelque 300 restos populaires de l'une des artères principales de Los Angeles. L'anecdote, qui n'en est pas vraiment une, il la raconte dans City of Gold, le documentaire génial qui lui a été consacré trois ans avant sa mort.
  • À New York, les cabanes, huttes et bulles chauffées ont la cote depuis qu'il s'agit de manger dehors en plein hiver.
  • Les autrices Fleur Godard et Sandrine Goeyvaerts saisissent la justice après avoir été victimes d'insultes et calomnies sexistes, entre autres joyeusetés, et elles ont besoin de notre aide. Parce que si tu te demandes pourquoi les femmes portent rarement plainte dans ce genre d'affaire, c'est aussi parce que ça coûte un bras.
 
Mordant, c'est tout pour cette semaine. Si ces lettres t'accompagnent depuis longtemps, alors tu devrais être intéressé·e par la prochaine. Je ne t'en dis pas plus, mais ne rate pas le rendez-vous, si tu le peux. Au cas où ces échanges sont nouveaux pour toi, file t'abonner ici. Tu peux aussi toujours m'écrire et me retrouver sur Instagram. En parlant de réseaux sociaux, ça me fait toujours chaud au cœur quand tu prends le temps de partager Mordant sur les tiens, ou mieux encore, de faire sonner le bocal à pourboires.

À la semaine prochaine,
Elisabeth
 
Le bocal à pourboires
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Mordant est la newsletter d'Elisabeth Debourse.
 
Elisabeth est aussi journaliste société et host du podcast "Salade Tout".
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Mordant · Rue Adolphe LaVallée, 39 · Bruxelles 1080 · Belgium